La tradition d'Allahva, 28

Publié le par Alda

Je me permets de supposer que tous mes lecteurs ont déjà entendu un discours officiel au moins une fois dans leur vie ; qui n'a jamais eu l'envie, au moment où ces paroles solennelles emplissaient une salle, d'accélérer le temps pour atteindre plus vite le moment où l'orateur se tarirait et où le buffet serait enfin accessible, récompense après l'effort ? Mais s’il est hélas impossible dans la réalité de modifier l'imperturbable trajectoire des aiguilles du Temps, c’est tout à fait faisable dans un récit. Je vous épargnerai donc le discours que prononça la princesse Amida, et me contenterai de préciser qu'il fut long, solennel, qu'y figurèrent une bonne dose de remerciements à l'égard d'Annie, d'Estaline, de Julien et de Maximilien, et qu'il fut prononcé intégralement en jhetupûrien, ce qui le rendit totalement inaccessible à ses quatre principaux destinataires.

Alors que justement on parlait d'eux, Estaline et Julien, qui à force de passer le temps en dormant avaient fini par oublier de se réveiller, arrivèrent en courant dans la salle de bal, revêtus de leurs beaux atours.

« Zut ! pesta Julien. C'est commencé ! 

- De quoi te plains-tu ? lui fit remarquer Estaline. On a coupé à une bonne partie du discours ! »

Comme pour confirmer ces paroles, au même moment, la princesse Amida se tut, et la salle fut submergée aussitôt d'une effroyable tempête d'applaudissements plus ou moins sincères.

Aussitôt le moment solennel passé, la cour se détendit et une vague de mouvements passa sur la salle. Dans le flux des courtisans se dirigeant dans toutes les directions, Estaline et Julien furent séparés ; et Annie eut le plaisir de voir disparaître Maximilien derrière une vague de nobles dames papotantes.

Du point de vue de tous, cette réception fut une fête très réussie et très diverse ; elle fut même l'occasion d'un scandale notable, lorsqu'un collier de perles d'une valeur inestimable, qui était censé se trouver au cou de l'archiduchesse Katarena, une vieille tante de la princesse, fut retrouvé mystérieusement dans la poche de Maximilien.

Extrêmement embarrassé ( cela se comprend ), celui-ci avança la déformation professionnelle et la force de l'habitude, bredouilla une quantité innombrable de plates excuses, restitua le collier à sa propriétaire, puis, comme il détestait être le point de mire d'une assemblée, s'éclipsa discrètement pour quitter la salle de bal alors qu'Annie, qui se jugeait responsable de lui, lui jetait un regard d'une noirceur effrayante. Il va sans dire qu'à ce moment-là, tous les flux de courtisans convergeant vers ce centre d'intérêt, Estaline et Julien s'y retrouvèrent ; Julien attrapa alors la main de son amie, et se jura de ne plus la lâcher de la soirée.

Et c'est ce qu'il fit ; notamment lorsqu'on donna le signal de la danse et que l'orchestre se mit à jouer. Galamment, il invita alors Estaline, qui accepta gracieusement l'invitation avec une révérence fort stylée, et le couple ainsi formé partit sur la piste de danse avec une certaine aisance naturelle ( insuffisante cependant pour éviter de percuter quelques autres couples qui tourbillonnaient sur le parquet ). 

« En fait, une valse, fit remarquer Julien, c'est la même chose qu'une partie de flipper, à peu près...

- Sauf que, fit remarquer judicieusement Estaline en exécutant une figure artistique semi-réussie, ici, on ne marque pas de points lorsqu'on rentre dans les autres gens... c'est plutôt le contraire !

- Si tu veux... Comment est-ce que tu trouves la fête ?

- Très réussie. Enfin, on a bien droit à ça, non ? Avec tous les risques qu'on a pris... Pense qu'on a failli y rester ! Sans mademoiselle la commissaire...

- Enfin, reprit Julien en tentant de faire tourner sa partenaire, l'essentiel est que tout se soit bien terminé non ? Tout est bien qui finit bien...

- Tout est bien qui finit bien... répéta Estaline en exécutant tant bien que mal le mouvement. ... Mais pas pour tout le monde ! »

 

En effet, à des kilomètres et des kilomètres d'Allahva, sous la masse imposante d'un palais de campagne silhouetté en ombre chinoise par la lumière fantomatique du clair de lune, au milieu des mille bruits et chants mystérieux qui accompagnent toutes les nuits du monde, l'ambiance n'était pas vraiment à la fête. Cette nuit-là, effectivement, maints animaux forestiers en vadrouille autour du palais purent entendre des sons assez peu courants à cette heure dans les jardins abandonnés :

« Incapable ! Incapable ! Triple incapable ! Ah, comment ai-je bien pu tomber amoureuse d'un incapable ?

- Incapable, moi ? A qui la faute si tes plans géniaux ont échoué ? Tu aurais tout de même pu t'apercevoir qu'on n'avait pas fait prisonnier tout le monde ! Si tu avais eu un peu plus de cervelle, je serais prince du Jhetupûr à l'heure qu'il est !

- En tout cas, moi, je refuse de rester avec un minable qui n'est même pas capable d'éliminer de sa route une gamine ! Je demande le divorce !

- Mais nous ne sommes même pas encore mariés !

- M'en moque ! Je m'en vais ! Si tu as encore envie de devenir prince, fais ce que tu veux, trouve-toi une autre fiancée, mais ne compte plus pour moi pour t'aider !

- Eh bien, bon débarras ! Et que je ne te revoie plus !
- Ne compte pas là-dessus ! Adieu, incapable ! »

Une silhouette sombre s'éloigna d'un pas énergique. Un bref instant, la lune se voila et une ombre passa sur le paysage. Sans doute l'astre d'argent s'était-il désintéressé du spectacle...

Suite (et fin)

Publié dans La tradition d'Allahva

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Z
Belle engueulade !
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